Ouvrage paru en Février 2005

mardi

Présentation et thèmes principaux

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Présentation :

Meurtrie par une décennie sanglante faite d'affrontements entre "pouvoir" et islamistes armés mais aussi de terrorisme à grande échelle, de destructions, de massacres et d'enlèvements de civils, l'Algérie tente désormais de panser ses plaies.

Pourtant, ce retour à la paix civile, elle-même fragile, ne résout aucun des grands maux qui ont failli précipiter ce pays dans l'abîme. Tout se passe comme si les dirigeants algériens entendaient oublier au plus vite les "années noires", sans chercher à en tirer des enseignements pour prévenir un nouvel embrasement.

En s'efforçant d'éviter les raisonnements manichéens, ce livre propose une réflexion apaisée qui entend rompre avec les habituelles grilles d'analyse de la crise algérienne. Sans perdre de vue la nature manipulatrice et incompétente du "pouvoir" et sans oublier l'écrasante responsabilité des islamistes, il aborde plusieurs questions dont dépend l'avenir de l'Algérie :

Régionalisme, identité, langue rapport à la religion et à la modernité, liens avec le Maghreb et la France, de même que les égarements d'une "réconciliation" trop vite décrétée, le rôle de l'armée, le statut de la femme, le sacrifice de la jeunesse et les dégâts sociaux provoqués par l'ouverture économique.

Les tabous de l'Histoire ne sont pas éludés. L'ouvrage met aussi en avant l'existence d'une culture de glorification de la violence et revient sur les difficultés des Algériens à explorer la mémoire de la Guerre d'indépendance.


Thèmes principaux de l'ouvrage :


- Le pouvoir algérien :
C'est une " boîte noire " dont la nature est à la fois mafieuse et manipulatrice. A cela s'ajoutent l'incompétence, l'indécision mais aussi le mépris féodal pour le peuple. Quant à l'opposition démocratique, elle ne s'est toujours pas émancipée de la tutelle, directe ou indirecte, du pouvoir.



- Le mal-être algérien :
Depuis l'indépendance, la société algérienne souffre de l'absence d'un projet capable d'effacer le pessimisme et la crainte de l'avenir dont elle est imprégnée. A cela s'est ajoutée, au fil de la dégradation de la situation, une véritable mauvaise conscience qui s'illustre par la question implicite que se posent nombre d'Algériens : " sommes-nous dignes de cette indépendance arrachée dans le sang et les larmes ? "

- Les occasions manquées :
La société algérienne s'est très tôt résignée à la montée en puissance de la " vague " islamiste. La répression des émeutes d'Octobre 1988, avec son lot de jeunes fauchés par les balles ou torturés, a constitué le point de non-retour sur le chemin de la guerre civile. A l'époque, la société algérienne et les démocrates ont eu peur d'accompagner voire de prolonger la révolte au grand bénéfice du pouvoir et des islamistes.

- La " décennie noire " :
Pourquoi avoir peur des mots ? Ce fut une guerre civile qui a forgé un nouveau vocabulaire. La violence islamiste évolue désormais vers le banditisme. Les armes en circulation seront difficilement récupérables car les Algériens n'ont plus aucune confiance en un pouvoir qui n'a pas su les protéger.

- Un pays morcelé :
La violence a modifié le rapport des Algériens à leur espace, à leur sol. Il est temps de réaliser le danger que court cette terre qui se fragmente et se morcelle alors que le retrait de l'Etat ne cesse de s'accentuer.

- Le régionalisme :
C'est le mal profond qui ne connaît aucune barrière politique. L'identité des Algériens ? Elle est berbéro-arabe et la seule distinction pertinente concerne la langue maternelle ( darja ou berbère). Le mythe de la race pure (arabe ou berbère) risque encore de conduire l'Algérie au chaos. Il serait temps aussi que disparaisse en France le cliché du " bon kabyle ", démocrate et laïc, contrairement à celui de " l'Arabe " voire de " l'Algérien " dont il ne faut rien attendre de bon.

- " Qui tue qui ? " :
Ainsi formulée, cette question a servi le pouvoir. Elle a éludé la seule qui aurait mérité d'être posée à l'époque des grands massacres : " pourquoi n'a-t-on pas protégé tous les Algériens de la même manière ? "

- Le pardon, l'amnistie et les disparus :
Il ne faut pas pardonner aux responsables du drame algérien. Le pardon est prématuré et quant au silence qui entoure la question des disparus, il est scandaleux.

- La violence et l'Histoire :
La violence durant la guerre civile a ravivé les polémiques sur la violence du FLN durant la guerre d'Algérie. L'auteur relève qu'en France, tout Algérien qui souhaite s'exprimer sur la période de décolonisation est sommé, pour être bien vu, de condamner les pratiques du FLN de 1954 à 1962. Il rejette cette démarche mais souhaite que les Algériens rompent avec " leur culture de glorification de la violence " et qu'ils se penchent sans tabou l'histoire de leur pays.

- L'économie et le bazar :
La libéralisation de l'économie algérienne est une supercherie faute notamment de volonté réelle de réformer et de s'affranchir du diktat néo-libéral des institutions financières internationales. Malgré les milliards de dollars tirés de la vente du pétrole, le pays régresse comme le montrent la multiplication des émeutes et le délabrement du système de santé.

- Le scandale Khalifa :
Ni blanchiment ni success story : l'ascension de Khalifa n'a été qu'une gigantesque opération de cavalerie. Un scandale qui révèle les errements de la société algérienne et l'effondrement des valeurs tels que l'honnêteté, le respect du travail,… Cette affaire permet aussi à l'auteur de rappeler qu'une véritable guerre est menée contre le secteur public économique algérien depuis le milieu des années 1990.

- Quitter l'Algérie :
C'est le rêve des jeunes et des moins jeunes. Partir ailleurs, c'est, entre autre, vivre enfin sans piston ni sponsor.

- L'armée :
Dans les années 1980, l'armée s'est embourgeoisée et a connu une vraie crise de vocation. Elle n'était pas préparée à faire face à la violence. Le pouvoir a délibérément cassé son potentiel scientifique.
. les services de sécurité doivent se défaire de la culture du rapt.
. Il n'y a pas de révolution des œillets à attendre des jeunes officiers mais le pays bénéficiera de l'influence que pourront exercer sur ces derniers les centres de savoir occidentaux.


- Pour les femmes :
Le statut des femmes algériennes ne peut s'améliorer qu'en tordant le coup à la démocratie à condition de respecter toutes les autres libertés. Une dictature qui utilise l'émancipation des femmes pour se forger une légitimité internationale met en danger ces mêmes femmes.

- La Tunisie :
Le contentieux algéro-tunisien s'est aggravé durant " la décennie noire ". Les Algériens ne prennent pas toujours la mesure de la rancune tunisienne à leur égard. De leur côté, ils entendent faire payer à la Tunisie son opportunisme durant les années 1990 qui a consisté à profiter du repoussoir algérien pour s'attirer les bonnes grâces de l'Occident.

- Le Maroc :
Algérie et Maroc n'ont aucun avenir s'ils ne s'unissent pas. Une véritable union, y compris politique. Ce n'est qu'ainsi que la région aura un avenir et, qu'au passage, sera réglée la question du Sahara.

- La France :
La France aiderait les Algériens en présentant ses excuses pour la période coloniale. Ces excuses sont aussi nécessaires pour stopper le révisionnisme actuel qui, en France, consiste à faire croire que le FLN, minoritaire, a imposé l'indépendance à une majorité d'Algériens qui n'en voulaient pas.

- Les harkis :
La France qui les a abandonné ou parqués sans droits, est la première responsable de leur malheur. Mais il est temps aussi pour les Algériens de pardonner, et de reconnaître que ceux qui ont été massacrés durant le printemps et l'été 1962, ont subi une déni de justice qui a entaché leur Révolution.

- Face à l'islamisme :
sans l'implication des intellectuels francophones dans la bataille de la modernisation de la pensée musulmane, l'islamisme radical a de beaux jours devant lui.
. les dialoguistes algériens ont commis l'erreur d'être parfois trop conciliants avec les islamistes pour ne concentrer leurs critiques que sur le seul pouvoir.
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Note de lecture du journaliste Gilles Heuré (Télérama).

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Télérama, 1er juin 2005
 
Il est des livres qui demandent une attention soutenue - parce que le sujet est grave -, mais dont la probité intellectuelle qui y préside est telle qu’ils font honneur à leur auteur comme aux lecteurs auxquels ils s’adressent. C’est le cas avec cet ouvrage d’Akram Belkaïd, qui analyse l’Algérie de ces dernières années. Si celui-ci se garde de ne jamais verser dans le pamphlet, le constat qu’il dresse n’en est pas moins impitoyable. L’auteur se présente comme " un démocrate qui renvoie dos à dos le pouvoir et les islamistes, armés ou non, et qui demeure convaincu que le peuple algérien mérite bien mieux que le sort qui lui a été fait depuis l’indépendance ". Une ligne de crête qui n’est jamais une ligne de fuite, car recenser tous les maux qui déchirent l’Algérie requiert de la part de celui qui les décortique un courage physique - l’auteur a souvent été menacé - et intellectuel.

En tête des griefs, si l’on peut employer ce mot sans en adoucir le sens, figure le pouvoir : une sorte de " coterie féodale " assez délicate à circonscrire mais qui se maintient par ses pratiques : corruption, stratégies de clans, captation abusive d’une légitimité politique, violences policières. Et, surtout, par une incompétence coupable dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la santé, de la crise du logement, des pandémies persistantes, de l’économie de " bazar ", de la gestion des révoltes populaires ou de l’absence de tout projet politique et de toute ambition pour le pays qu’il est censé diriger, dont 14 millions des habitants vivent encore sous le seuil de pauvreté. Un pays, l’Algérie, qu’une " guerre civile " a rendu exsangue, que le régionalisme morcelle et que les traumatismes engendrés par une violence érigée abusivement en mythe fondateur affaiblissent d’année en année. Un pays aussi qu’Akram Belkaïd donne à voir et à comprendre en se tenant toujours au plus près du quotidien de ses habitants. C’est le grand mérite de cet ouvrage, en effet, d’offrir des portraits qui, chacun à sa façon, qu’il soit celui d’un professeur intègre, d’un savant assassiné, d’un " frérot " barbu, d’un militaire ou d’un adolescent à la dérive, incarnent un itinéraire et un versant de la société.

Akram Belkaïd, aujourd’hui journaliste à Paris, a quitté l’Algérie en 1995, après avoir fait des études d’ingénieur et collaboré à divers journaux. Cette double appartenance, on devrait dire cette double déchirure, lui autorise ce " regard calme " qu’il revendique dans le titre de son livre. Si Akram Belkaïd dénonce sans euphémisme le machisme stérile qui gangrène encore les mentalités ou les armes à feu dont la possession traduit la terreur qu’ont ressentie les gens face aux tueries et aux faux barrages, il ne se réfugie pas dans le rôle de celui qui, du Continent, fustige son pays. Il pointe les dossiers qu’il faut régler, notamment pour que les relations entre la France et l’Algérie sortent des politesses ou des roueries diplomatiques. Les malentendus franco-algériens ne se dissiperont, affirme-t-il, que lorsque la France reconnaîtra son entière responsabilité colonisatrice, depuis 1830, et que l’Algérie dépassera le culte rouillé de sa guerre d’indépendance. Un livre qu’il faut lire pour comprendre l’Algérie d’aujourd’hui et y trouver l’espoir, entre " la gangrène et l’oubli ", de voir celle-ci trouver sa voie démocratique.

Gilles Heuré
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Note de lecture de Benjamin Stora, Le Monde Diplomatique, mai 2005

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Le Monde Diplomatique, mai 2005
 
" Un regard calme sur l’Algérie ", d’Akram Belkaïd

Les livres sur l’Algérie se font de plus en plus rares, preuve, peut-être, que la situation dans ce pays est entrée dans une phase de " normalité " après la terrible tragédie des années 1990. Raison de plus pour poser Un regard calme sur l’Algérie, comme le propose Akram Belkaïd (1). Le mérite essentiel de cet ouvrage – rédigé par un journaliste qui a quitté le pays en 1995, mais qui y a conservé de nombreuses attaches familiales, amicales, professionnelles – est de sortir des appartenances idéologiques tranchées.

Pendant de nombreuses années, il fallait dire, d’emblée, si l’on parlait à partir du camp des " éradicateurs " (les partisans de la guerre totale contre l’obscurantisme religieux) ou de celui des " dialoguistes " (favorables à un accord avec les islamistes). Le livre d’Akram Belkaïd se propose de dépasser ces clivages devenus artificiels en dévoilant des aspects bien peu observés.

L’auteur ne s’arrête pas à la complexité des rivalités de clans, des haines personnelles et des intérêts économiques. Sous sa plume, la succession des événements qui ont plongé le pays dans une impitoyable guerre civile prend un tour nouveau. Il raconte ainsi, à partir d’expériences personnelles, l’incroyable montée islamiste dans les années 1980. Parfois une simple anecdote vaut plus que cent discours. Il assiste par hasard aux obsèques de Cheikh Soltani, un des leaders fondamentalistes, et découvre, abasourdi, les regards de haine, la détermination terrible des militants d’un genre nouveau, vêtus du khamis (la tenue traditionnelle afghane) faisant irruption à Alger en... 1984. Les concerts de raï de 1986 sont le théâtre d’une puissante démonstration de force d’une jeunesse impatiente, désespérée et pressée d’en découdre avec le pouvoir. Et les émeutes d’octobre 1988 lui permettent de voir de très près la façon dont l’Etat algérien répond à cette jeunesse.

Mais l’auteur ne se contente pas de fustiger les responsables et les islamistes qui menacent avec un projet de société tout droit venu du Moyen Age : il s’attaque aussi au " camp démocrate ", incapable de s’adresser à la société, de surmonter ses divisions, et, pour certains de ses membres, désireux de réformer " de l’intérieur " un système hérité d’un temps où l’autoritarisme d’un parti unique régnait en maître (le parallèle entre l’effondrement des systèmes soviétique et algérien est saisissant).

Puis c’est la plongée dans l’horreur, et Akram Belkaïd n’hésite pas, pour qualifier cette période cruelle, à dire que l’Algérie a, en fait, connu une véritable " guerre civile ". Ce terme, les partisans du système ont évité de l’utiliser pendant des années, minimisant la gravité de la situation. " Quand des Algériens en tuent d’autres, quand des familles pleurent des disparus, quand les forces de l’ordre ont recours à des méthodes expéditives au mépris de la loi, mais aussi quand une région entière, en l’occurrence la Kabylie, finit de guerre lasse par se révolter contre le pouvoir central, il faut bien admettre, qu’on le veuille ou non, que l’Algérie a vécu, depuis 1992, une situation de guerre civile. "

Très loin des discours qui veulent tout expliquer à partir des forces occultes agissant dans les labyrinthes obscurs du pouvoir, Belkaïd s’interroge, de cette sombre période jusqu’à nos jours, du point de vue de la société silencieuse... et conservatrice. Il évoque la condition des femmes qui auraient été sauvées par l’intervention de l’armée : " Sait-on comment elles vivent dans l’Algérie des années 2000 ? Comme hier. Les filles sans voile sont suspectes, la jeune femme ne se marie pas sans l’accord de son tuteur ; le mâle peut prendre quatre épouses ; pour les jeunes du quartier et leur mère, la voisine divorcée est une catin ; répudier sa compagne est plus rapide que surfer sur Internet ; la femme de ménage qui travaille dans une base pétrolière du Sud est violée par des voyous mais la justice ferme l’œil. Pour les femmes, l’Algérie, ce n’est pas l’intégrisme du FIS, mais cela y ressemble fort. "

Ce livre est bien plus qu’un récit d’événements qui ont frappé l’Algérie. Il ouvre une réflexion sur les blocages et les archaïsmes des sociétés méditerranéennes, arabes, musulmanes ; et permet de voir les combats livrés, à l’intérieur du pays, pour la démocratie politique.

Benjamin Stora

(1) Akram Belkaïd, Un regard calme sur l’Algérie, Seuil, Paris, 2005, 284 pages, 21 euros.
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