Ouvrage paru en Février 2005

lundi

Avant-propos : Écrire sans colère sur l’Algérie

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(Seuil, février 2005)
 
C’est le ventre déchiré par la grina – une colère rageuse - que j’ai quitté l’Algérie en juin 1995, à l’âge de 31 ans. J’étais en colère contre moi-même parce que je partais après avoir longtemps juré de ne jamais abandonner mon pays, d’y rester quoi qu’il arrive et de toujours essayer d’y « faire quelque chose » pour moi-même mais aussi et surtout pour el-bled. « Naissance, enfance et études en Algérie donc avenir en Algérie » : c’est ce que je me plaisais à répondre au début des années 1990 lorsque l'on m'interrogeait sur mes projets tandis que montait le grondement de la violence.
 
L’obsession du départ
 
Tout Algérien né comme moi avec l’indépendance a d’une certaine manière toujours vécu cerné par l’idée du départ, même lorsque le pays semblait paisible et promis à un bel avenir. Sans parler du cas classique de la main-d’œuvre pas ou peu qualifiée qui a quitté l’Algérie dans les années 1960 et 1970 – un type d’émigration qui se poursuit de nos jours sous de nouvelles formes, comme l’exode de clandestins -, rares sont les familles dont aucun membre, qu’il soit nouveau bachelier ou jeune diplômé de l’enseignement supérieur, n’a rêvé de poursuivre ses études ailleurs, ce qui relevait le plus souvent d’une volonté plus ou moins consciente de départ sans retour. Quant aux heureux bénéficiaires d’une bourse d’études à l’étranger, seule une infime proportion d’entre eux est revenue au bercail, au grand détriment d’un pays qui a dépensé des millions de dollars pour les former.
Durant les années 1980, alors que la société algérienne se délitait jour après jour, j’ai appartenu au camp de ceux qui jugeaient sévèrement les camarades ou parents qui s’en allaient en expliquant n’en plus pouvoir d’une Algérie coupable, selon eux, d’empêcher leur épanouissement, du fait de la corruption, de la crise économique et du favoritisme. À ce discours, réaliste bien qu’égoïste, nous, les « accrochés au bled » opposions l’idée que tout restait à faire et que les occasions étaient bien plus nombreuses en Algérie que dans un monde occidental développé et très concurrentiel. Ce n’était pas de la naïveté mais une réelle conviction, parfois renforcée par le discours d’aînés nationalistes qui nous encourageaient à plus de générosité à l’égard d’un pays – notre pays - qui avait payé un lourd tribut pour son indépendance.
 
L’exil : un échec
 
Mais je suis parti. Dans le Boeing 767 d’Air Algérie qui m'a emporté à destination de l’aéroport d’Orly, quelques jours avant l'arrêt des liaisons aériennes entre Alger et Paris, nous étions, étrange coïncidence, plusieurs journalistes à avoir pris la même décision. Nous abandonnions la partie. Nous fuyions, laissant notre terre natale à feu et à sang aux mains d’incapables voire d’assassins. Nous acceptions d'avance la triste lumière de l’hiver, les longues attentes à la préfecture de police, les difficultés financières et tant d'autres épreuves humiliantes que, étudiants, nous nous étions promis d'éviter.
La grina était d’autant plus vive qu’elle avait sa source dans une colère plus ancienne et bien plus forte née après les émeutes d’octobre 1988. J’ai été traumatisé par ces évènements où le pouvoir algérien a fait tirer à la mitrailleuse lourde sur la jeunesse après l’avoir manipulée et encouragée à investir la rue. Je ne pardonnerai jamais ces jours de feu où le pouvoir a tué et torturé, brisant définitivement le pacte de confiance qui le liait à son peuple. Depuis cette date, ma colère à l’encontre du système n’a pas disparu. Je ne suis même pas sûr que les termes de « colère » ou de grina soient suffisants, tant mes sentiments à l’égard de nos dirigeants ont rapidement pris la forme d’une haine méprisante dont je me demande comment elle ne s’est jamais traduite par un basculement dans la violence. C’est pour cette raison qu’avoir pris la route, et par conséquent contribué d’une certaine manière à la victoire et à la pérennité d’un système honni, me pousse forcément à considérer que cet exil est un échec.
Je n'ai pourtant aucun regret ni aucune honte à propos de ce choix. Mais, m'exprimant sur la situation algérienne, il m'est implicitement imposé de m'expliquer sur les raisons de mon départ. En tant que journaliste, il y avait bien sûr la nécessité de me mettre à l'abri des menaces des groupes armés. Collaborateur régulier de journaux étrangers – notamment le quotidien économique français La Tribune Desfossés et le mensuel Le Monde Diplomatique -, je savais que je constituais une cible idéale : plusieurs officiels me l'avaient dit et des amis militaires et magistrats m’avaient maintes fois alerté sur le fait que mon nom figurait « sur quelques listes ». Cependant, à dire vrai, ce n'est pas la peur qui m'a fait partir mais plutôt de la fatigue et un douloureux sentiment d'impuissance. J'étais alors convaincu que nous autres journalistes algériens étions dépassés par cette guerre civile qui ne voulait pas dire son nom et que, surtout, le pire était à venir. Cela n'excuse rien et je reconnais que le départ est toujours un échec que peuvent me reprocher ceux qui sont restés : ces parents, ces amis, ces intellectuels et confrères sincères et patriotes dont la parole, je l’accepte bien volontiers, primera toujours sur la mienne.
Je n’ai par contre rien à faire des remontrances et critiques des membres, passés ou actuels, du pouvoir algérien et encore moins de celles de sa clientèle et de ses domestiques.  Nous sommes des centaines à avoir quitté l'Algérie sans rien ou presque, et je constate régulièrement que ceux qui nous reprochent le plus d'être partis sont les membres de la nomenklatura. Des donneurs de leçons qui continuent de piller l’Algérie et dont les enfants, lorsqu'ils arrivent en France, n'ont guère à subir les affres de la galère grâce à l'argent sale de leurs parents. Surtout, ce que cette coterie féodale supporte le moins, c’est que ceux qui ont quitté le pays puissent enfin vivre une vie normale et digne sans avoir à dépendre d’elle et à lui faire allégeance.
 
Apprivoiser la colère et enfin écrire
 
Un souvenir s’impose souvent à moi. Janvier 1992 : le Front islamique du salut (FIS) vient de remporter le premier tour des élections législatives en frôlant une majorité absolue qui ne devrait pas lui échapper au terme du second. Le pays est en ébullition et des rumeurs d’intervention de l’armée se font de plus en plus insistantes. C’est le soir, une douce nuit d’hiver algérois qui annonce un printemps précoce. Avec deux confrères parisiens, Elisabeth Levy et Siavosh Ghazi, je dîne dans l’une des gargotes de la Pêcherie, qui jouxte le port d’Alger. Nous parlons de la gravité de la situation, du dérapage qui guette si le scrutin est annulé par l’armée, de la violence qui s’annonce. Et là encore, peut-être pour jouer les fiers-à-bras, je continue à affirmer que partir ne m’intéresse pas alors que, depuis plusieurs mois, au moins les deux tiers de mes amis ont quitté l’Algérie pour la France, la Tunisie et même le Canada. J’avoue aussi ma peur de l’inconnu, du déracinement. « Le plus dur dans l'exil, c'est les dix premières années. Après on s'habitue, c'est comme un vieux rhumatisme », me dit alors Siavosh, qui est d’origine iranienne.
Il n'avait pas totalement tort. En m’installant à Paris, j’ai, par la force des choses, vite pris le dessus sur la « nost-Algérie », faiblesse dangereuse quand on n’a d’autre choix que d’avancer. Il m’a fallut par contre du temps pour apprendre à vivre avec ma colère, à la domestiquer, car chaque nouvelle tragique en provenance d’Algérie l’avivait.
Cette colère n’a pas disparu et peut toujours m’enflammer comme un feu d’été dévaste une prairie mais elle ne m’obscurcit plus les yeux. Je peux même me permettre d’être en présence de dirigeants algériens sans me sentir très vite démangé par l’envie de leur cracher au visage, voire de leur secouer les os, comme j’ai failli le faire, un jour de décembre 1995, à la vue de cet ancien ministre, corrompu notoire, devenu depuis sénateur. C’était sur le boulevard Haussmann, et le spectacle de cet homme empoignant la mine réjouie une bonne douzaine de sacs de grands magasins tout en mâchonnant un gros cigare eut le don de me faire sortir de mes gonds. Dieu merci, je n’étais pas seul et l’ami qui m’accompagnait sut me convaincre de passer calmement mon chemin.
Mais le plus important est que cette colère ne m’empêche plus d’écrire sur l’Algérie. Ecrire longuement, s’entend. Depuis 1992, j’ai rédigé plusieurs centaines d’articles à propos de la situation algérienne, et l’exercice, bref et codifié, était maîtrisable et ne risquait guère de verser dans l’anathème et la diatribe. Déjà à Alger, avant mon départ, je pouvais m’extraire quelques heures de mon enveloppe algérienne et écrire puis dicter ou faxer un papier en arrivant presque à me convaincre que le drame – guerre civile ou crise économique, c’était selon – ne me concernait pas. Arrivé en France, j’ai vite deviné que la maîtrise de la colère dans mon travail était primordiale pour ma crédibilité de journaliste. Mais j’ai surtout compris que, au nom de l’hygiène mentale, le mieux que puisse faire un journalise algérien exilé, c’est d’écrire sur d’autres sujets et pas simplement sur l’émigration, l’islam, le monde arabe ou les banlieues - thèmes systématiquement proposés au pigiste algérien à la recherche de commandes d’articles pour pouvoir vivre et présenter ses fiches de paie à la préfecture de police.
 
La grina ne m’a pas empêché de faire mon métier de journaliste mais elle m’a conduit à emprunter des impasses et des chemins d’enlisements en matière d’essai ou de littérature. En incitant au pamphlet et à l’outrance du propos, elle s’est longtemps opposée à une rédaction lucide de ce livre, dont la première épure remonte à 1996. Il m’a donc fallu attendre que le temps passe et comprendre le sens réel de cette citation de l’écrivain et poète Rainer Maria Rilke : « Nous naissons pour ainsi dire provisoirement quelque part… C’est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine, pour y naître après coup et chaque jour plus définitivement »[1]. Il m’a fallu ruser avec cette ire inféconde en l’érodant ici et là à travers d’autres ouvrages et travaux conventionnels qui m’ont aussi permis d’épancher cette soif de tout dire, de tout expliquer et cela depuis le début, qui caractérise et dessert tant d’ouvrages qui abordent la crise algérienne.
 
Le livre d’un Algérien
 
En rédigeant ce livre, j’ai voulu, dans la mesure du possible, proposer avant tout une parole apaisée et réaliste, exempte des clichés que l’actualité-spectacle impose habituellement. Sans jamais perdre de vue la nécessité de dénoncer les errements du pouvoir algérien, il m’a semblé nécessaire de contribuer à un débat d’idées sur l’avenir de mon pays en ayant bien conscience que la défaite – apparente – des islamistes en armes ne fait disparaître aucun des grands maux dont souffre l’Algérie.
 
Ce livre n’est donc pas une compilation historique ni une recherche académique sur cette crise. Ce n’est pas non plus un mode d’emploi pour mener la nouvelle révolution que toute l’Algérie attend. C’est un essai qui puise son essence dans un vécu comparable à celui de milliers de compatriotes dont la génération peine encore à se faire entendre. C’est aussi un livre qui se nourrit des enseignements d’un parcours personnel qui, avant d’aboutir au journalisme, a longtemps été lié à l’armée. Après avoir passé une partie de mon enfance dans un environnement militaire, j’ai en effet porté ensuite durant cinq années l’uniforme d’un élève-officier de l’Enita[2], une école de l’Armée nationale populaire algérienne (ANP), où j’ai obtenu mon diplôme d’ingénieur. Dans le même temps, Algérien de par mon père mais aussi fils d’une Tunisienne, je ne pouvais réfléchir à l’Algérie sans étendre ma réflexion, à chaque fois que cela était possible, à un Maghreb malheureusement désuni où les technocrates remplacent peu à peu au pouvoir les derniers représentants de la famille des nationalistes et des combattants de l’indépendance.
 
Enfin, si ma foi et ma culture musulmanes m’ont inspiré et accompagné dans la rédaction de cet ouvrage, c’est d’abord en tant que démocrate que je m’exprime. Un démocrate qui renvoie dos-à-dos le pouvoir et les islamistes, armés ou non, et qui demeure convaincu que le peuple algérien mérite bien mieux que le sort qui lui a été fait depuis l’indépendance. Un démocrate, enfin, qui revendique sa lucidité et pour qui l’Algérie est tout sauf une « démocratie apaisée », comme tentent de s’en convaincre nombre de capitales européennes.




[1] Elégies de Duino, 1923.
[2] Ecole nationale d’ingénieurs et de techniciens d’Algérie. Cet établissement, devenu l’Ecole militaire polytechnique (EMP) se situe non loin de l’extrémité Est de la baie d’Alger, à trente kilomètres de la capitale.
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mercredi

a - Dédicace et premières citations

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A la mémoire de Redouane Sari, savant algérien assassiné par des lâches.

A celle de Othmane H., de Derouiche et de tous ceux de l’Enita qui sont tombés.

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12 janvier 1957 […] J’ai pu lire d’un bout à l’autre le numéro spécial du Moudjahid. J’ai été navré d’y retrouver, pompeusement idiot, le style d’un certain hebdomadaire régional. Il y a dans ces trente pages beaucoup de foi et de désintéressement mais aussi beaucoup de démagogie, de prétention, un peu de naïveté et d’inquiétude. Si c’est là la crème du FLN., je ne me fais pas d’illusions, ils tireront les marrons du feu pour quelques gros bourgeois, quelques gros politiciens tapis mystérieusement dans leur courageux mutisme et qui attendent l’heure de la curée. Pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d’hier.
Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962,  Editions du Seuil, 1962
 
Il faut bien comprendre que le peuple algérien marche aujourd’hui avec un poignard dans le dos, qu’il a été trahi par ses dirigeants. La confiance était énorme - il n’y a pas de mots pour qualifier cette force et lorsqu’elle retombe, c’est terrible.
Kateb Yacine, L’Autre journal, n° 7, été 1985
 
Je suis inquiet et déchiré par tous les soubresauts qui secouent l'Algérie. Je ressens cela comme tout Algérien. Quand un meurtre est commis par un autre Algérien, que je le veuille ou non, je partage la responsabilité de ce meurtre. Inconsciemment ou non, les assassins nous font endosser cette responsabilité, et cela nous rend malheureux et honteux d'être algériens. Les Algériens doivent avoir honte d'être algériens parce que d'autres Algériens commettent des crimes, pas seulement en leur nom, mais moralement en notre nom à tous. Il n'y a rien qui justifie un meurtre, aucune raison, même si on se prétend religieux. L'islam n'a jamais autorisé le meurtre pour le meurtre, comme aucune autre religion d'ailleurs. Jamais. Vous savez, du temps du Prophète, le meurtre n'était pas compensé par un autre meurtre. A mon avis, ce qui arrive peut s'expliquer par un désarroi. C'est une aberration d'ordre psychique. Quand on en arrive là et qu'il n'y a pas de justification logique, cela relève donc de la psychiatrie. L'Algérie est devenue une sorte de prison-hôpital psychiatrique à grande échelle. De plus, ce qui se passe se justifie d'autant moins qu'il s'agit de règlements de comptes ou de vengeances personnelles qui se produisent en faveur des désordres actuels. L'arrangement ne peut provenir que d'une solution politique, ce qui ne veut pas dire qu'il débouchera automatiquement sur la démocratie. 
Mohammed Dib, propos recueillis par Mohamed Zaoui in Algérie, des voix dans la tourmente,
Le Temps des cerises, 1998
 
Vous aurez beau laver la rouille, elle ne deviendra pas blanche.
Anwar el-Suhayli.
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mardi

Présentation et thèmes principaux

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Présentation :

Meurtrie par une décennie sanglante faite d'affrontements entre "pouvoir" et islamistes armés mais aussi de terrorisme à grande échelle, de destructions, de massacres et d'enlèvements de civils, l'Algérie tente désormais de panser ses plaies.

Pourtant, ce retour à la paix civile, elle-même fragile, ne résout aucun des grands maux qui ont failli précipiter ce pays dans l'abîme. Tout se passe comme si les dirigeants algériens entendaient oublier au plus vite les "années noires", sans chercher à en tirer des enseignements pour prévenir un nouvel embrasement.

En s'efforçant d'éviter les raisonnements manichéens, ce livre propose une réflexion apaisée qui entend rompre avec les habituelles grilles d'analyse de la crise algérienne. Sans perdre de vue la nature manipulatrice et incompétente du "pouvoir" et sans oublier l'écrasante responsabilité des islamistes, il aborde plusieurs questions dont dépend l'avenir de l'Algérie :

Régionalisme, identité, langue rapport à la religion et à la modernité, liens avec le Maghreb et la France, de même que les égarements d'une "réconciliation" trop vite décrétée, le rôle de l'armée, le statut de la femme, le sacrifice de la jeunesse et les dégâts sociaux provoqués par l'ouverture économique.

Les tabous de l'Histoire ne sont pas éludés. L'ouvrage met aussi en avant l'existence d'une culture de glorification de la violence et revient sur les difficultés des Algériens à explorer la mémoire de la Guerre d'indépendance.


Thèmes principaux de l'ouvrage :


- Le pouvoir algérien :
C'est une " boîte noire " dont la nature est à la fois mafieuse et manipulatrice. A cela s'ajoutent l'incompétence, l'indécision mais aussi le mépris féodal pour le peuple. Quant à l'opposition démocratique, elle ne s'est toujours pas émancipée de la tutelle, directe ou indirecte, du pouvoir.



- Le mal-être algérien :
Depuis l'indépendance, la société algérienne souffre de l'absence d'un projet capable d'effacer le pessimisme et la crainte de l'avenir dont elle est imprégnée. A cela s'est ajoutée, au fil de la dégradation de la situation, une véritable mauvaise conscience qui s'illustre par la question implicite que se posent nombre d'Algériens : " sommes-nous dignes de cette indépendance arrachée dans le sang et les larmes ? "

- Les occasions manquées :
La société algérienne s'est très tôt résignée à la montée en puissance de la " vague " islamiste. La répression des émeutes d'Octobre 1988, avec son lot de jeunes fauchés par les balles ou torturés, a constitué le point de non-retour sur le chemin de la guerre civile. A l'époque, la société algérienne et les démocrates ont eu peur d'accompagner voire de prolonger la révolte au grand bénéfice du pouvoir et des islamistes.

- La " décennie noire " :
Pourquoi avoir peur des mots ? Ce fut une guerre civile qui a forgé un nouveau vocabulaire. La violence islamiste évolue désormais vers le banditisme. Les armes en circulation seront difficilement récupérables car les Algériens n'ont plus aucune confiance en un pouvoir qui n'a pas su les protéger.

- Un pays morcelé :
La violence a modifié le rapport des Algériens à leur espace, à leur sol. Il est temps de réaliser le danger que court cette terre qui se fragmente et se morcelle alors que le retrait de l'Etat ne cesse de s'accentuer.

- Le régionalisme :
C'est le mal profond qui ne connaît aucune barrière politique. L'identité des Algériens ? Elle est berbéro-arabe et la seule distinction pertinente concerne la langue maternelle ( darja ou berbère). Le mythe de la race pure (arabe ou berbère) risque encore de conduire l'Algérie au chaos. Il serait temps aussi que disparaisse en France le cliché du " bon kabyle ", démocrate et laïc, contrairement à celui de " l'Arabe " voire de " l'Algérien " dont il ne faut rien attendre de bon.

- " Qui tue qui ? " :
Ainsi formulée, cette question a servi le pouvoir. Elle a éludé la seule qui aurait mérité d'être posée à l'époque des grands massacres : " pourquoi n'a-t-on pas protégé tous les Algériens de la même manière ? "

- Le pardon, l'amnistie et les disparus :
Il ne faut pas pardonner aux responsables du drame algérien. Le pardon est prématuré et quant au silence qui entoure la question des disparus, il est scandaleux.

- La violence et l'Histoire :
La violence durant la guerre civile a ravivé les polémiques sur la violence du FLN durant la guerre d'Algérie. L'auteur relève qu'en France, tout Algérien qui souhaite s'exprimer sur la période de décolonisation est sommé, pour être bien vu, de condamner les pratiques du FLN de 1954 à 1962. Il rejette cette démarche mais souhaite que les Algériens rompent avec " leur culture de glorification de la violence " et qu'ils se penchent sans tabou l'histoire de leur pays.

- L'économie et le bazar :
La libéralisation de l'économie algérienne est une supercherie faute notamment de volonté réelle de réformer et de s'affranchir du diktat néo-libéral des institutions financières internationales. Malgré les milliards de dollars tirés de la vente du pétrole, le pays régresse comme le montrent la multiplication des émeutes et le délabrement du système de santé.

- Le scandale Khalifa :
Ni blanchiment ni success story : l'ascension de Khalifa n'a été qu'une gigantesque opération de cavalerie. Un scandale qui révèle les errements de la société algérienne et l'effondrement des valeurs tels que l'honnêteté, le respect du travail,… Cette affaire permet aussi à l'auteur de rappeler qu'une véritable guerre est menée contre le secteur public économique algérien depuis le milieu des années 1990.

- Quitter l'Algérie :
C'est le rêve des jeunes et des moins jeunes. Partir ailleurs, c'est, entre autre, vivre enfin sans piston ni sponsor.

- L'armée :
Dans les années 1980, l'armée s'est embourgeoisée et a connu une vraie crise de vocation. Elle n'était pas préparée à faire face à la violence. Le pouvoir a délibérément cassé son potentiel scientifique.
. les services de sécurité doivent se défaire de la culture du rapt.
. Il n'y a pas de révolution des œillets à attendre des jeunes officiers mais le pays bénéficiera de l'influence que pourront exercer sur ces derniers les centres de savoir occidentaux.


- Pour les femmes :
Le statut des femmes algériennes ne peut s'améliorer qu'en tordant le coup à la démocratie à condition de respecter toutes les autres libertés. Une dictature qui utilise l'émancipation des femmes pour se forger une légitimité internationale met en danger ces mêmes femmes.

- La Tunisie :
Le contentieux algéro-tunisien s'est aggravé durant " la décennie noire ". Les Algériens ne prennent pas toujours la mesure de la rancune tunisienne à leur égard. De leur côté, ils entendent faire payer à la Tunisie son opportunisme durant les années 1990 qui a consisté à profiter du repoussoir algérien pour s'attirer les bonnes grâces de l'Occident.

- Le Maroc :
Algérie et Maroc n'ont aucun avenir s'ils ne s'unissent pas. Une véritable union, y compris politique. Ce n'est qu'ainsi que la région aura un avenir et, qu'au passage, sera réglée la question du Sahara.

- La France :
La France aiderait les Algériens en présentant ses excuses pour la période coloniale. Ces excuses sont aussi nécessaires pour stopper le révisionnisme actuel qui, en France, consiste à faire croire que le FLN, minoritaire, a imposé l'indépendance à une majorité d'Algériens qui n'en voulaient pas.

- Les harkis :
La France qui les a abandonné ou parqués sans droits, est la première responsable de leur malheur. Mais il est temps aussi pour les Algériens de pardonner, et de reconnaître que ceux qui ont été massacrés durant le printemps et l'été 1962, ont subi une déni de justice qui a entaché leur Révolution.

- Face à l'islamisme :
sans l'implication des intellectuels francophones dans la bataille de la modernisation de la pensée musulmane, l'islamisme radical a de beaux jours devant lui.
. les dialoguistes algériens ont commis l'erreur d'être parfois trop conciliants avec les islamistes pour ne concentrer leurs critiques que sur le seul pouvoir.
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Note de lecture du journaliste Gilles Heuré (Télérama).

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Télérama, 1er juin 2005
 
Il est des livres qui demandent une attention soutenue - parce que le sujet est grave -, mais dont la probité intellectuelle qui y préside est telle qu’ils font honneur à leur auteur comme aux lecteurs auxquels ils s’adressent. C’est le cas avec cet ouvrage d’Akram Belkaïd, qui analyse l’Algérie de ces dernières années. Si celui-ci se garde de ne jamais verser dans le pamphlet, le constat qu’il dresse n’en est pas moins impitoyable. L’auteur se présente comme " un démocrate qui renvoie dos à dos le pouvoir et les islamistes, armés ou non, et qui demeure convaincu que le peuple algérien mérite bien mieux que le sort qui lui a été fait depuis l’indépendance ". Une ligne de crête qui n’est jamais une ligne de fuite, car recenser tous les maux qui déchirent l’Algérie requiert de la part de celui qui les décortique un courage physique - l’auteur a souvent été menacé - et intellectuel.

En tête des griefs, si l’on peut employer ce mot sans en adoucir le sens, figure le pouvoir : une sorte de " coterie féodale " assez délicate à circonscrire mais qui se maintient par ses pratiques : corruption, stratégies de clans, captation abusive d’une légitimité politique, violences policières. Et, surtout, par une incompétence coupable dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la santé, de la crise du logement, des pandémies persistantes, de l’économie de " bazar ", de la gestion des révoltes populaires ou de l’absence de tout projet politique et de toute ambition pour le pays qu’il est censé diriger, dont 14 millions des habitants vivent encore sous le seuil de pauvreté. Un pays, l’Algérie, qu’une " guerre civile " a rendu exsangue, que le régionalisme morcelle et que les traumatismes engendrés par une violence érigée abusivement en mythe fondateur affaiblissent d’année en année. Un pays aussi qu’Akram Belkaïd donne à voir et à comprendre en se tenant toujours au plus près du quotidien de ses habitants. C’est le grand mérite de cet ouvrage, en effet, d’offrir des portraits qui, chacun à sa façon, qu’il soit celui d’un professeur intègre, d’un savant assassiné, d’un " frérot " barbu, d’un militaire ou d’un adolescent à la dérive, incarnent un itinéraire et un versant de la société.

Akram Belkaïd, aujourd’hui journaliste à Paris, a quitté l’Algérie en 1995, après avoir fait des études d’ingénieur et collaboré à divers journaux. Cette double appartenance, on devrait dire cette double déchirure, lui autorise ce " regard calme " qu’il revendique dans le titre de son livre. Si Akram Belkaïd dénonce sans euphémisme le machisme stérile qui gangrène encore les mentalités ou les armes à feu dont la possession traduit la terreur qu’ont ressentie les gens face aux tueries et aux faux barrages, il ne se réfugie pas dans le rôle de celui qui, du Continent, fustige son pays. Il pointe les dossiers qu’il faut régler, notamment pour que les relations entre la France et l’Algérie sortent des politesses ou des roueries diplomatiques. Les malentendus franco-algériens ne se dissiperont, affirme-t-il, que lorsque la France reconnaîtra son entière responsabilité colonisatrice, depuis 1830, et que l’Algérie dépassera le culte rouillé de sa guerre d’indépendance. Un livre qu’il faut lire pour comprendre l’Algérie d’aujourd’hui et y trouver l’espoir, entre " la gangrène et l’oubli ", de voir celle-ci trouver sa voie démocratique.

Gilles Heuré
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Note de lecture de Benjamin Stora, Le Monde Diplomatique, mai 2005

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Le Monde Diplomatique, mai 2005
 
" Un regard calme sur l’Algérie ", d’Akram Belkaïd

Les livres sur l’Algérie se font de plus en plus rares, preuve, peut-être, que la situation dans ce pays est entrée dans une phase de " normalité " après la terrible tragédie des années 1990. Raison de plus pour poser Un regard calme sur l’Algérie, comme le propose Akram Belkaïd (1). Le mérite essentiel de cet ouvrage – rédigé par un journaliste qui a quitté le pays en 1995, mais qui y a conservé de nombreuses attaches familiales, amicales, professionnelles – est de sortir des appartenances idéologiques tranchées.

Pendant de nombreuses années, il fallait dire, d’emblée, si l’on parlait à partir du camp des " éradicateurs " (les partisans de la guerre totale contre l’obscurantisme religieux) ou de celui des " dialoguistes " (favorables à un accord avec les islamistes). Le livre d’Akram Belkaïd se propose de dépasser ces clivages devenus artificiels en dévoilant des aspects bien peu observés.

L’auteur ne s’arrête pas à la complexité des rivalités de clans, des haines personnelles et des intérêts économiques. Sous sa plume, la succession des événements qui ont plongé le pays dans une impitoyable guerre civile prend un tour nouveau. Il raconte ainsi, à partir d’expériences personnelles, l’incroyable montée islamiste dans les années 1980. Parfois une simple anecdote vaut plus que cent discours. Il assiste par hasard aux obsèques de Cheikh Soltani, un des leaders fondamentalistes, et découvre, abasourdi, les regards de haine, la détermination terrible des militants d’un genre nouveau, vêtus du khamis (la tenue traditionnelle afghane) faisant irruption à Alger en... 1984. Les concerts de raï de 1986 sont le théâtre d’une puissante démonstration de force d’une jeunesse impatiente, désespérée et pressée d’en découdre avec le pouvoir. Et les émeutes d’octobre 1988 lui permettent de voir de très près la façon dont l’Etat algérien répond à cette jeunesse.

Mais l’auteur ne se contente pas de fustiger les responsables et les islamistes qui menacent avec un projet de société tout droit venu du Moyen Age : il s’attaque aussi au " camp démocrate ", incapable de s’adresser à la société, de surmonter ses divisions, et, pour certains de ses membres, désireux de réformer " de l’intérieur " un système hérité d’un temps où l’autoritarisme d’un parti unique régnait en maître (le parallèle entre l’effondrement des systèmes soviétique et algérien est saisissant).

Puis c’est la plongée dans l’horreur, et Akram Belkaïd n’hésite pas, pour qualifier cette période cruelle, à dire que l’Algérie a, en fait, connu une véritable " guerre civile ". Ce terme, les partisans du système ont évité de l’utiliser pendant des années, minimisant la gravité de la situation. " Quand des Algériens en tuent d’autres, quand des familles pleurent des disparus, quand les forces de l’ordre ont recours à des méthodes expéditives au mépris de la loi, mais aussi quand une région entière, en l’occurrence la Kabylie, finit de guerre lasse par se révolter contre le pouvoir central, il faut bien admettre, qu’on le veuille ou non, que l’Algérie a vécu, depuis 1992, une situation de guerre civile. "

Très loin des discours qui veulent tout expliquer à partir des forces occultes agissant dans les labyrinthes obscurs du pouvoir, Belkaïd s’interroge, de cette sombre période jusqu’à nos jours, du point de vue de la société silencieuse... et conservatrice. Il évoque la condition des femmes qui auraient été sauvées par l’intervention de l’armée : " Sait-on comment elles vivent dans l’Algérie des années 2000 ? Comme hier. Les filles sans voile sont suspectes, la jeune femme ne se marie pas sans l’accord de son tuteur ; le mâle peut prendre quatre épouses ; pour les jeunes du quartier et leur mère, la voisine divorcée est une catin ; répudier sa compagne est plus rapide que surfer sur Internet ; la femme de ménage qui travaille dans une base pétrolière du Sud est violée par des voyous mais la justice ferme l’œil. Pour les femmes, l’Algérie, ce n’est pas l’intégrisme du FIS, mais cela y ressemble fort. "

Ce livre est bien plus qu’un récit d’événements qui ont frappé l’Algérie. Il ouvre une réflexion sur les blocages et les archaïsmes des sociétés méditerranéennes, arabes, musulmanes ; et permet de voir les combats livrés, à l’intérieur du pays, pour la démocratie politique.

Benjamin Stora

(1) Akram Belkaïd, Un regard calme sur l’Algérie, Seuil, Paris, 2005, 284 pages, 21 euros.
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