Ouvrage paru en Février 2005

lundi

Avant-propos : Écrire sans colère sur l’Algérie

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(Seuil, février 2005)
 
C’est le ventre déchiré par la grina – une colère rageuse - que j’ai quitté l’Algérie en juin 1995, à l’âge de 31 ans. J’étais en colère contre moi-même parce que je partais après avoir longtemps juré de ne jamais abandonner mon pays, d’y rester quoi qu’il arrive et de toujours essayer d’y « faire quelque chose » pour moi-même mais aussi et surtout pour el-bled. « Naissance, enfance et études en Algérie donc avenir en Algérie » : c’est ce que je me plaisais à répondre au début des années 1990 lorsque l'on m'interrogeait sur mes projets tandis que montait le grondement de la violence.
 
L’obsession du départ
 
Tout Algérien né comme moi avec l’indépendance a d’une certaine manière toujours vécu cerné par l’idée du départ, même lorsque le pays semblait paisible et promis à un bel avenir. Sans parler du cas classique de la main-d’œuvre pas ou peu qualifiée qui a quitté l’Algérie dans les années 1960 et 1970 – un type d’émigration qui se poursuit de nos jours sous de nouvelles formes, comme l’exode de clandestins -, rares sont les familles dont aucun membre, qu’il soit nouveau bachelier ou jeune diplômé de l’enseignement supérieur, n’a rêvé de poursuivre ses études ailleurs, ce qui relevait le plus souvent d’une volonté plus ou moins consciente de départ sans retour. Quant aux heureux bénéficiaires d’une bourse d’études à l’étranger, seule une infime proportion d’entre eux est revenue au bercail, au grand détriment d’un pays qui a dépensé des millions de dollars pour les former.
Durant les années 1980, alors que la société algérienne se délitait jour après jour, j’ai appartenu au camp de ceux qui jugeaient sévèrement les camarades ou parents qui s’en allaient en expliquant n’en plus pouvoir d’une Algérie coupable, selon eux, d’empêcher leur épanouissement, du fait de la corruption, de la crise économique et du favoritisme. À ce discours, réaliste bien qu’égoïste, nous, les « accrochés au bled » opposions l’idée que tout restait à faire et que les occasions étaient bien plus nombreuses en Algérie que dans un monde occidental développé et très concurrentiel. Ce n’était pas de la naïveté mais une réelle conviction, parfois renforcée par le discours d’aînés nationalistes qui nous encourageaient à plus de générosité à l’égard d’un pays – notre pays - qui avait payé un lourd tribut pour son indépendance.
 
L’exil : un échec
 
Mais je suis parti. Dans le Boeing 767 d’Air Algérie qui m'a emporté à destination de l’aéroport d’Orly, quelques jours avant l'arrêt des liaisons aériennes entre Alger et Paris, nous étions, étrange coïncidence, plusieurs journalistes à avoir pris la même décision. Nous abandonnions la partie. Nous fuyions, laissant notre terre natale à feu et à sang aux mains d’incapables voire d’assassins. Nous acceptions d'avance la triste lumière de l’hiver, les longues attentes à la préfecture de police, les difficultés financières et tant d'autres épreuves humiliantes que, étudiants, nous nous étions promis d'éviter.
La grina était d’autant plus vive qu’elle avait sa source dans une colère plus ancienne et bien plus forte née après les émeutes d’octobre 1988. J’ai été traumatisé par ces évènements où le pouvoir algérien a fait tirer à la mitrailleuse lourde sur la jeunesse après l’avoir manipulée et encouragée à investir la rue. Je ne pardonnerai jamais ces jours de feu où le pouvoir a tué et torturé, brisant définitivement le pacte de confiance qui le liait à son peuple. Depuis cette date, ma colère à l’encontre du système n’a pas disparu. Je ne suis même pas sûr que les termes de « colère » ou de grina soient suffisants, tant mes sentiments à l’égard de nos dirigeants ont rapidement pris la forme d’une haine méprisante dont je me demande comment elle ne s’est jamais traduite par un basculement dans la violence. C’est pour cette raison qu’avoir pris la route, et par conséquent contribué d’une certaine manière à la victoire et à la pérennité d’un système honni, me pousse forcément à considérer que cet exil est un échec.
Je n'ai pourtant aucun regret ni aucune honte à propos de ce choix. Mais, m'exprimant sur la situation algérienne, il m'est implicitement imposé de m'expliquer sur les raisons de mon départ. En tant que journaliste, il y avait bien sûr la nécessité de me mettre à l'abri des menaces des groupes armés. Collaborateur régulier de journaux étrangers – notamment le quotidien économique français La Tribune Desfossés et le mensuel Le Monde Diplomatique -, je savais que je constituais une cible idéale : plusieurs officiels me l'avaient dit et des amis militaires et magistrats m’avaient maintes fois alerté sur le fait que mon nom figurait « sur quelques listes ». Cependant, à dire vrai, ce n'est pas la peur qui m'a fait partir mais plutôt de la fatigue et un douloureux sentiment d'impuissance. J'étais alors convaincu que nous autres journalistes algériens étions dépassés par cette guerre civile qui ne voulait pas dire son nom et que, surtout, le pire était à venir. Cela n'excuse rien et je reconnais que le départ est toujours un échec que peuvent me reprocher ceux qui sont restés : ces parents, ces amis, ces intellectuels et confrères sincères et patriotes dont la parole, je l’accepte bien volontiers, primera toujours sur la mienne.
Je n’ai par contre rien à faire des remontrances et critiques des membres, passés ou actuels, du pouvoir algérien et encore moins de celles de sa clientèle et de ses domestiques.  Nous sommes des centaines à avoir quitté l'Algérie sans rien ou presque, et je constate régulièrement que ceux qui nous reprochent le plus d'être partis sont les membres de la nomenklatura. Des donneurs de leçons qui continuent de piller l’Algérie et dont les enfants, lorsqu'ils arrivent en France, n'ont guère à subir les affres de la galère grâce à l'argent sale de leurs parents. Surtout, ce que cette coterie féodale supporte le moins, c’est que ceux qui ont quitté le pays puissent enfin vivre une vie normale et digne sans avoir à dépendre d’elle et à lui faire allégeance.
 
Apprivoiser la colère et enfin écrire
 
Un souvenir s’impose souvent à moi. Janvier 1992 : le Front islamique du salut (FIS) vient de remporter le premier tour des élections législatives en frôlant une majorité absolue qui ne devrait pas lui échapper au terme du second. Le pays est en ébullition et des rumeurs d’intervention de l’armée se font de plus en plus insistantes. C’est le soir, une douce nuit d’hiver algérois qui annonce un printemps précoce. Avec deux confrères parisiens, Elisabeth Levy et Siavosh Ghazi, je dîne dans l’une des gargotes de la Pêcherie, qui jouxte le port d’Alger. Nous parlons de la gravité de la situation, du dérapage qui guette si le scrutin est annulé par l’armée, de la violence qui s’annonce. Et là encore, peut-être pour jouer les fiers-à-bras, je continue à affirmer que partir ne m’intéresse pas alors que, depuis plusieurs mois, au moins les deux tiers de mes amis ont quitté l’Algérie pour la France, la Tunisie et même le Canada. J’avoue aussi ma peur de l’inconnu, du déracinement. « Le plus dur dans l'exil, c'est les dix premières années. Après on s'habitue, c'est comme un vieux rhumatisme », me dit alors Siavosh, qui est d’origine iranienne.
Il n'avait pas totalement tort. En m’installant à Paris, j’ai, par la force des choses, vite pris le dessus sur la « nost-Algérie », faiblesse dangereuse quand on n’a d’autre choix que d’avancer. Il m’a fallut par contre du temps pour apprendre à vivre avec ma colère, à la domestiquer, car chaque nouvelle tragique en provenance d’Algérie l’avivait.
Cette colère n’a pas disparu et peut toujours m’enflammer comme un feu d’été dévaste une prairie mais elle ne m’obscurcit plus les yeux. Je peux même me permettre d’être en présence de dirigeants algériens sans me sentir très vite démangé par l’envie de leur cracher au visage, voire de leur secouer les os, comme j’ai failli le faire, un jour de décembre 1995, à la vue de cet ancien ministre, corrompu notoire, devenu depuis sénateur. C’était sur le boulevard Haussmann, et le spectacle de cet homme empoignant la mine réjouie une bonne douzaine de sacs de grands magasins tout en mâchonnant un gros cigare eut le don de me faire sortir de mes gonds. Dieu merci, je n’étais pas seul et l’ami qui m’accompagnait sut me convaincre de passer calmement mon chemin.
Mais le plus important est que cette colère ne m’empêche plus d’écrire sur l’Algérie. Ecrire longuement, s’entend. Depuis 1992, j’ai rédigé plusieurs centaines d’articles à propos de la situation algérienne, et l’exercice, bref et codifié, était maîtrisable et ne risquait guère de verser dans l’anathème et la diatribe. Déjà à Alger, avant mon départ, je pouvais m’extraire quelques heures de mon enveloppe algérienne et écrire puis dicter ou faxer un papier en arrivant presque à me convaincre que le drame – guerre civile ou crise économique, c’était selon – ne me concernait pas. Arrivé en France, j’ai vite deviné que la maîtrise de la colère dans mon travail était primordiale pour ma crédibilité de journaliste. Mais j’ai surtout compris que, au nom de l’hygiène mentale, le mieux que puisse faire un journalise algérien exilé, c’est d’écrire sur d’autres sujets et pas simplement sur l’émigration, l’islam, le monde arabe ou les banlieues - thèmes systématiquement proposés au pigiste algérien à la recherche de commandes d’articles pour pouvoir vivre et présenter ses fiches de paie à la préfecture de police.
 
La grina ne m’a pas empêché de faire mon métier de journaliste mais elle m’a conduit à emprunter des impasses et des chemins d’enlisements en matière d’essai ou de littérature. En incitant au pamphlet et à l’outrance du propos, elle s’est longtemps opposée à une rédaction lucide de ce livre, dont la première épure remonte à 1996. Il m’a donc fallu attendre que le temps passe et comprendre le sens réel de cette citation de l’écrivain et poète Rainer Maria Rilke : « Nous naissons pour ainsi dire provisoirement quelque part… C’est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine, pour y naître après coup et chaque jour plus définitivement »[1]. Il m’a fallu ruser avec cette ire inféconde en l’érodant ici et là à travers d’autres ouvrages et travaux conventionnels qui m’ont aussi permis d’épancher cette soif de tout dire, de tout expliquer et cela depuis le début, qui caractérise et dessert tant d’ouvrages qui abordent la crise algérienne.
 
Le livre d’un Algérien
 
En rédigeant ce livre, j’ai voulu, dans la mesure du possible, proposer avant tout une parole apaisée et réaliste, exempte des clichés que l’actualité-spectacle impose habituellement. Sans jamais perdre de vue la nécessité de dénoncer les errements du pouvoir algérien, il m’a semblé nécessaire de contribuer à un débat d’idées sur l’avenir de mon pays en ayant bien conscience que la défaite – apparente – des islamistes en armes ne fait disparaître aucun des grands maux dont souffre l’Algérie.
 
Ce livre n’est donc pas une compilation historique ni une recherche académique sur cette crise. Ce n’est pas non plus un mode d’emploi pour mener la nouvelle révolution que toute l’Algérie attend. C’est un essai qui puise son essence dans un vécu comparable à celui de milliers de compatriotes dont la génération peine encore à se faire entendre. C’est aussi un livre qui se nourrit des enseignements d’un parcours personnel qui, avant d’aboutir au journalisme, a longtemps été lié à l’armée. Après avoir passé une partie de mon enfance dans un environnement militaire, j’ai en effet porté ensuite durant cinq années l’uniforme d’un élève-officier de l’Enita[2], une école de l’Armée nationale populaire algérienne (ANP), où j’ai obtenu mon diplôme d’ingénieur. Dans le même temps, Algérien de par mon père mais aussi fils d’une Tunisienne, je ne pouvais réfléchir à l’Algérie sans étendre ma réflexion, à chaque fois que cela était possible, à un Maghreb malheureusement désuni où les technocrates remplacent peu à peu au pouvoir les derniers représentants de la famille des nationalistes et des combattants de l’indépendance.
 
Enfin, si ma foi et ma culture musulmanes m’ont inspiré et accompagné dans la rédaction de cet ouvrage, c’est d’abord en tant que démocrate que je m’exprime. Un démocrate qui renvoie dos-à-dos le pouvoir et les islamistes, armés ou non, et qui demeure convaincu que le peuple algérien mérite bien mieux que le sort qui lui a été fait depuis l’indépendance. Un démocrate, enfin, qui revendique sa lucidité et pour qui l’Algérie est tout sauf une « démocratie apaisée », comme tentent de s’en convaincre nombre de capitales européennes.




[1] Elégies de Duino, 1923.
[2] Ecole nationale d’ingénieurs et de techniciens d’Algérie. Cet établissement, devenu l’Ecole militaire polytechnique (EMP) se situe non loin de l’extrémité Est de la baie d’Alger, à trente kilomètres de la capitale.
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